L’évolution des lois en France et dans l’UE : entretien avec Brigitte GRESY - partie 1

, par Claire

Lettre Egapro FNEM-FO n°9

Énarque et agrégée de grammaire, auteure de nombreux rapports sur les femmes et le travail ou sur leur image dans les médias, Brigitte Grésy est une référence en France sur le sujet de l’égalité femme-homme, en général, et l’égalité professionnelle, en particulier.

En charge des politiques d’égalité dans divers cabinets ministériels, puis inspectrice générale des affaires sociales, elle est aujourd’hui secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle (CSEP), que consulte régulièrement le gouvernement. Elle est auteure en 2009 du « Petit traité contre le sexisme ordinaire » et en 2014 de « La vie en rose, Pour en découdre avec les stéréotypes ».

Rencontre avec cette femme engagée et pragmatique, pour échanger sur la place des femmes dans la société actuelle. L’interview est présentée en deux parties : la première, évoque la partie juridique et conventionnelle. La seconde, qui sera publiée prochainement, décrira les notions de sexisme et d’équilibre vie privée/vie professionnelle.

En 2013, vous avez été nommée secrétaire générale du Conseil Supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Quel est son rôle ? Quel est son programme de travail ?

Le conseil supérieur date des années 80. Son rôle anciennement était de donner un avis consultatif sur tous les textes de loi et les décrets pris par le gouvernement. Le bilan des politiques publiques d’égalité du ministre des Droits des femmes et celui des politiques des organismes d’intermédiation sur la question d’égalité professionnelle. Un récent décret a élargi ses fonctions pour qu’il soit davantage force de propositions. C’est une instance paritaire, composée des partenaires sociaux, de neuf personnalités qualifiées et de représentants de l’administration.

Son programme de travail tourne autour de trois actions essentielles :

1. Le sexisme dans les organisations de travail. J’ai lancé une enquête auprès de 9 grandes entreprises, dont GDF Suez, qui a visé 15.000 salariés (2/3 de femmes et 1/3 d’hommes). Le résultat est que 80 % des femmes ont dit avoir été victimes d’une forme de sexisme au travail. Et 90 % d’entre elles ont estimé que cela avait impacté tout à fait défavorablement leur sentiment de compétence et leur sentiment de légitimité. Nous avons créé un groupe de travail sur la notion de sexisme au travail (faire en sorte que dans les organisations de travail il y ait une vision neutre du sexisme en tant qu’acte prohibé).

2. La négociation collective avec la mise en place d’un groupe de travail sur les accords égalité professionnelle et l’analyse de quatre-vingt accords d’entreprises de 50 à 300 salariés).

3. Par ailleurs, nous suivons le thème des classifications. Je sais que Force Ouvrière est très soucieuse de cette question également. Mon souhait est d’aider les partenaires sociaux à construire des diagnostics et des outils utiles dans les entreprises.

En 2009, alors Inspectrice générale des affaires sociales, vous avez rédigé un rapport sur l’égalité professionnelle. Quel bilan feriez-vous aujourd’hui de l’évolution de l’égalité professionnelle ?

Il y avait trois aspects dans mon rapport : la précarité du travail féminin, la parité et la négociation collective. Sur la parité, le taux de 40 % de femmes est prévu dans les Conseils d’administration et de surveillance et les mesures ont été élargies dans la loi du 04 août 2014. Mais rien du côté IRP et Prud’homme, pour l’instant.

Quant à la négociation collective, des avancées existent : la loi retraite de 2010 instaurant la sanction et les décrets pour encadrer cette sanction avec des indicateurs obligatoires et des contrôles ont renforcé le dispositif en 2012.

Mais sur la précarité du travail féminin, rien, si ce n’est la mesure sur le temps partiel de 24 heures, qui empêche les temps partiels courts. Et rien sur la question de la classification, la cotation des emplois ; or on sait très bien que les compétences majoritairement féminines sont moins évaluées dans les grilles de classification que les compétences majoritairement masculines. S’ajoute toute une série de compétences dites discrètes, ou émotionnelles et relationnelles, non reconnues.

La loi « pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » a été publiée début août, après un long parcours parlementaire. Qu’apporte-t-elle ?

Cette loi aborde beaucoup de sujets. Elle renforce l’égalité professionnelle :

• L’accès aux commandes publiques conditionné au fait que les entreprises ont négocié sur l’égalité professionnelle et qu’elles n’aient pas de contentieux discriminatoire.

• La fusion des deux négociations sur l’égalité professionnelle et salariale, puisque les actions concernant la rémunération et le déroulement de carrière sont évaluées chaque année dans le cadre de la négociation annuelle obligatoire (NAO) et qu’en cas d’absence d’accord, cette question de la rémunération et du déroulement de carrière doit être négociée dans le cadre de la NAO, indépendamment de l’accord triennal égalité professionnelle.

• Un accent supplémentaire sur les classifications a été mis : un rapport sera fait au conseil supérieur et à la commission nationale de la négociation collective sur les accords de branche relatifs à la classification.

• L’intégration d’analyses par âge et qualification pour l’indicateur rémunération et de la durée dans le poste par promotion.

• L’intégration de la santé et conditions de travail dans les thèmes de la négociation. Par ailleurs a été créée la prestation partagée d’éducation de l’enfant, la Prépare, qui donne 6 mois non transférables pour le père et des mesures sur la parité dans la gouvernance des entreprises et dans des instances nombreuses ont été également prises.

En France, l’écart des salaires mensuels moyens entre hommes et femmes stagne depuis le début des années 2000. Comment l’expliquer, alors que la législation française promeut l’égalité professionnelle et que le niveau d’éducation des femmes progresse et dépasse désormais celui des hommes ?

Les écarts de salaires demeurent et ils se creusent encore plus pour les personnes qui ont des responsabilités. C’est lié aux stéréotypes, qu’ils soient du côté des employeurs ou des femmes.

La majorité des femmes nommées directrices ne demandent même pas ce que gagnait leur prédécesseur masculin et sont recrutées avec 20 % de moins. La rémunération est un sujet très compliqué, car on ne compare jamais des choses comparables. C’est vrai que l’écart global moyen brut est toujours de l’ordre de 27 %.

Avec la nouvelle loi, il va falloir faire des analyses par âge, qualification et durée dans le poste. Elle instaure une analyse, non pas par photo qui ne permet pas cette analyse par cohorte que revendique FO, mais par film, c’est-à-dire en prenant en compte le déroulement de carrière.

Pour ce qui est des écarts de rémunération, ce ne sont pas les écarts globaux qui nous permettront de bouger, mais les écarts dans telle catégorie professionnelle et tel lieu de travail.

Les textes sur l’égalité professionnelle ne manquent pas ; mais les progrès se font attendre. Le droit suffit-il à rétablir l’égalité entre les femmes et les hommes ? Et quel est le rôle de la négociation collective quant à l’égalité professionnelle ?

Les questions d’égalité nécessitent deux moyens d’action : contraindre et convaincre.

Contraindre, c’est le rôle de la loi qui lutte contre la discrimination et encadre la négociation. Il existe une obligation de négocier. À côté de la loi et du droit conventionnel existent des opérations de sensibilisation et d’accompagnement apportées par les pouvoirs publics pour aider les acteurs à travailler ensemble.

En effet, il faut prendre en compte le poids des stéréotypes, toute l’accroche symbolique pour laquelle on est loin du compte. C’est pourquoi j’y travaille beaucoup. Montrer, rendre visible tout ce maquillage des inégalités en stéréotypes considérés comme naturels. C’est important pour les femmes, afin de les déculpabiliser, les sortir du conformisme ambiant, les aider à oser, les aider à s’exercer à combler le déficit d’apprentissage pour une meilleure réussite professionnelle.

Les grilles de classification sont-elles neutres ?

Non, il existe toute une série de compétences non prises en compte, comme les compétences discrètes, émotionnelles, relationnelles… Et même quand ce sont des qualités identiques pour les femmes et les hommes, dans les métiers majoritairement féminins, elles sont moins valorisées.

Par exemple, une hôtesse d’accueil est moins payée qu’un huissier d’accueil. On trouve toujours des compétences différentes et un accrochage différent des qualifications.

Les réformes des retraites qui se succèdent sont-elles égalitaires ?

La situation des femmes sur le marché de l’emploi n’est pas égalitaire. Beaucoup de femmes n’arrivent pas à avoir le nombre d’années suffisant pour partir à taux plein, en raison des interruptions de carrière. Les choix d’arrêts se font toujours au détriment des femmes. Parce qu‘elles n’ont pas une bonne capacité d’arbitrage et de négociation au sein des couples, parce qu’elles gagnent majoritairement moins, et aussi parce qu’elles gèrent les 2/3 du temps parental.

De fait, les retraites font écho à la vie professionnelle, à la carrière souvent chaotique des femmes. Donc c’est très compliqué de mettre des normes identiques homme/femme pour des carrières qui ne sont pas identiques. Le temps partiel, qui ne joue pas sur la durée, mais sur les montants, a des conséquences négatives supplémentaires. Et n’oublions pas les femmes en situation de précarité.

Pensez-vous que l’Union Européenne est/a été un facteur de progrès pour les droits des femmes ? L’Europe devrait-elle jouer un rôle plus important ?

Ma réponse est résolument positive, sans aucune réserve. Oui, l’UE a été un facteur extraordinairement important pour l’avancée des droits des femmes, avec les directives et l’obligation de les transposer en droit interne. Avec la directive de 1976 sur l’égalité de traitement, mais aussi celle de 1992 sur l’aménagement de la preuve, puis celles de 2002 et 2006, y compris sur le congé parental. Aujourd’hui, l’autorité morale de l’Europe est moins forte sur les questions sociétales. Je crois que la politique de rigueur et d’austérité fait passer au second plan de nombreuses politiques sociales structurantes.

Lors de la négociation d’un accord européen sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, les disparités qui apparaissent entre les pays représentés sont souvent telles que cet accord peut être minimaliste.

Pensez-vous que ces accords à périmètre très large ont cependant un rôle à jouer, au-delà de l’affichage ?

Nous avons un droit de l’égalité très spécifique en Europe, qui repose sur deux jambes :

• Un droit européen commun via les directives sur l’égalité, les discriminations, la lutte contre le harcèlement,

• un droit national de la négociation qui n’existe pas dans tous les pays, menant à des accords. Aujourd’hui la négociation collective sur l’égalité fonctionne correctement en France dans les grandes entreprises. Mais au niveau européen, cet outil français n’est pas forcément adapté.

Cependant, un accord européen, c’est déjà initier une démarche sur laquelle le plus petit dénominateur commun veut dire quelque chose. Les labels égalité sont un autre outil. Pourquoi ne pas jouer sur un label européen ou une norme de certification ? Il ou elle serait également et forcément un peu minimaliste, mais les entreprises européennes pourraient s’y retrouver et avoir des critères communs.

Le problème de ces avancées conceptuelles de l’égalité est que, si elles ne sont pas transcrites dans des lois, elles restent soumises à l’appréciation des individus. Or la question de l’égalité est complexe, car l’expertise est plus difficilement reconnue. Pourquoi ? Parce que nous extrapolons de notre expérience d’homme et de femme, une sorte d’expertise innée et naturelle, qui est en fait un trompe l’œil. Ce n’est pas parce que quelqu’un a des enfants qu’il est un expert de l’égalité. Être expert en égalité, c’est connaître le droit, l’économie, les politiques publiques en France et dans d’autres pays. Si l’expertise technique dans la finance est bien reconnue, elle est bien davantage niée dans le domaine sociétal, et alors totalement dans le domaine de l’égalité.

Quel événement en faveur de l’égalité femmes/hommes vous a le plus marqué lors de ces 10 dernières années ?

Les quotas. C’est assez étrange à dire, mais lorsque j’ai fait mon rapport de 2009 sur les quotas, je me suis dit : « encore un rapport qui va aller dans un placard ». Or, il y a eu une sorte d’alchimie provoquée par l’engouement des médias, l’engagement des réseaux de femmes et des politiques, pour aboutir à la loi Copé-Zimmermann de 2010. Les femmes qui disaient, je ne veux pas « être une femme quota », se sont dit, ça suffit. Avant les 10 dernières années, j’aurais dit la parité politique en 2000.

Finalement, vous retenez ce qui est visible ?

Ici oui, parce que nos politiques d’égalité sont des politiques qui doivent jouer sur les conditions structurelles pour combattre les inégalités, mais aussi sur les conditions symboliques, c’est-à-dire tous les stéréotypes qui légitiment ces inégalités en les naturalisant. Or, ce qui est visible égratigne visiblement certaines inégalités. Alors que la sanction dans les entreprises, même si elle est importante, n’est pas connue du commun des mortels. Mais 40 % de femmes, où va-t-on les trouver, où est ce vivier… ? ! Cela fait parler et fait bouger. Ce qui n’empêche pas que les politiques de fond comme la lutte contre la précarité des femmes soient essentielles.

(Retrouvez la 2ème partie de l’entretien ici)

Entretien réalisé par Laurine EUGENIE pour la Lettre EGAPRO de la FNEM-FO n°9, novembre 2014